Tancrède Posté(e) le 12 août 2012 Share Posté(e) le 12 août 2012 Ce dont il est ici question est plus une théorie historique, ou sans aller jusque là un aide-mémoire, un point de repère pour regarder des civilisations ou des peuples: il s'agit d'une "phase" historique, d'une période d'un groupe humain qui concourt de sa construction quand celui-ci en a l'opportunité, une sorte de construction collective par la guerre, la construction étant bien plus souvent un résultat de la période qu'un objectif initial. Il s'agit de la période d'un collectif, ou plutôt d'un collectif en devenir, où la guerre est nettement plus au centre de la vie de la société en question, où "l'ordre guerrier" règne quoiqu'il soit difficile d'appeler cela un ordre, et où les valeurs et constructions sociales sont celles de la guerre au premier chef: la guerre se déroule entre les "parties" de ce "méta groupe" humain, et de plus en plus avec un ou plusieurs adversaires extérieurs, réclamant pour ce faire un début d'organisation à grande échelle et de solidarisation relative. Le fait est aussi que la permanence de l'adversaire extérieur et le succès face à lui entraîne le renforcement individuel des entités composant le méta-groupe en question et amorce un processus de "concentration" de ces entités, par fusion plus ou moins pacifique et surtout par concurrence interne accrue et souvent violente. De façon corollaire, la valeur primale de ces sociétés ou proto-sociétés, au moins au début du processus mais aussi après, alors que le collectif devient dominant, est l'individu guerrier: références, comportements, usages, tactiques, fondements politiques, objectifs.... Tout est centré sur l'individu et se conçoit à partir de lui, de ses exploits (réels, supposés ou amplifiés) et de sa lignée. En ce sens, l'âge héroïque par essence extrêmement guerrier, est aussi un âge "non militaire", ou "pré-militaire". La mentalité qui va avec peut, par sa survivance, aussi bien servir une mentalité militaire ultérieure que l'handicaper en versant dans le lyrisme exagéré, en imprégnant trop les mentalités, en étant caricaturée à l'extrême.... La France de la Guerre de Cent Ans a payé pour le savoir. C'est très théorique, mais on va venir au concret. Les deux "âges héroïques" qui ont été étudiés en tant que tels sont les âges héroïques grec et germanique. Pour la Grèce, on peut en voir deux phases, la première étant celle de la civilisation mycénienne qui est en fait un âge héroïque prolongé par un effondrement de l'ordre unifiant, la "méta entité" grecque mycénienne en devenir (notamment via l'épisode de la guerre de Troie, la vraie, et ce qu'elle représente en général) étant torpillée au sortir de l'oeuf avant d'avoir pu se solidifier (ce qui est lyriquement présenté dans la malédiction des Atrides), essentiellement par les catastrophes naturelles et les migrations indo-européennes des XIIIème-XIIème siècles av JC (notamment celles des Doriens en Grèce), qui amène la période dite des "âges sombres". La Grèce en construction est ré-atomisée et retourne à un âge "héroïque" de petites entités en guerre où l'ordre guerrier reprend ses droits pour plusieurs siècles, jusqu'à ce que la constitutions d'entités politiques plus importantes et solides, essentiellement les Cités-Etats démocratiques/oligarchiques opèrent une transition dont on peut constater l'importance dans l'organisation sociale et politique, la nature de l'économie (dominance absolue du commerce, de l'artisanat et d'une agriculture à surplus) et les récits (qui mettent en valeur le collectif et non plus l'individu), dont beaucoup sont d'anciens mythes sur des individus, ou empruntent à cet imaginaire ancien, en y superposant le collectif et la figure du grec en général plus qu'un individu, historique, mythologique ou romancé, particulier. Pour l'âge germanique, on se situe là essentiellement dans la période allant du Ier siècle av JC aux Vème-VIème siècle ap JC, avec comme grande constante Rome et les confrontations des peuples dits germaniques avec la République puis l'Empire Romain, véritable étalon de mesure, témoin et point de repère du phénomène de construction d'entités politiques conséquentes et plus stables au sein du vaste monde germanique. Avec d'un côté l'histoire romaine écrite et de l'autre la tradition mythique orale et de récits germaniques, et leurs survivances jusqu'à l'adoption d'un language écrit, on peut voir les constructions se faire, autant dans les conflits entre peuples germaniques que dans ceux avec Rome. Avec à l'arrivée la création de royaumes et entités politiques plus ou moins solides mais désormais plus modernes et ancrées autour d'un territoire. On peut voir aussi la même survivance de mentalités individualistes guerrières, entre autres incarnées dans des récits mythiques, bien au-delà de la constitution de telles entités et de la christianisation: l'histoire de Siegfried, par exemple, se déroule entre Rhin et Bourgogne (duché/royaume burgonde), pas longtemps après la chute de l'empire d'occident. Cet "âge héroïque" se place sous le signe des grands récits mythifiés, d'individus, réels ou non, exaltés au-delà de toute mesure.... Pour décrire en fait une réalité nettement plus terre à terre, essentiellement celle de seigneurs de guerre de plus ou moins haute volée se tapant dessus entre eux puis allant de plus en plus régulièrement essayer de piller des territoires extérieurs afin de gagner plus de moyens (de toutes sortes: renom, troupes, expérience, domination politique, ressources) pour s'imposer face à leurs voisins et/ou coaliser plus de monde sous leur bannière. C'est grosso modo l'essence réelle de cet âge: aller piquer des trucs à quelqu'un pour satisfaire ses besoins et ses ambitions, et ce fait est l'essence d'une culture et des valeurs d'une population passant par cette phase, la base d'une mentalité guerrière. Pas vraiment aussi sexy que dans les sagas et autres récits mythiques. Delà, on peut voir que chaque peuple est passé par cette phase, à différentes époques et selon diverses modalités, avec diverses fortunes:- les Hongrois, peuples cavaliers en cours de sédentarisation (le dernier peuple nomade en Europe), sont en plein dedans aux IXème-Xème siècles, organisant des raids d'ampleur croissante jusqu'à la christianisation de la dynastie Arpad. - les Scandinaves y entrent et font leur construction politique entre les VIIIème et XIème siècles: c'est "la période viking", faite de raids au départ de petits chefs agissant pour un intérêt individuel ou de village (ou d'un petit collectif moins territorial: sorte d'entreprise privée), et de plus en plus de raids d'importance croissante, coalisant de plus en plus d'entités de plus en plus grandes (donc ayant besoin de plus de butin, d'aller plus loin) finançant des factions de grande taille de moins en moins nombreuse dont les luttes aboutiront aux premiers royaumes scandinaves et à l'établissement de communautés s'intégrant à l'Europe féodale (notamment en France et en Angleterre). - les Celtes continentaux, comme les Germains, ont passé cette phase en grande partie avec Rome comme référentiel/opposant (notamment les grandes périodes de raids importants en Italie -prise de Rome- et en Grèce aux IVème-IIIème siècles av JC): ceux d'Ibérie (pris prématurément dans les guerres puniques) n'ont cependant jamais pu passer un stade d'unification important, tout comme ceux d'Italie du Nord. Ceux des Gaules (au sud de la Loire surtout) ont passé cette phase et commencé un processus analogue à celui de la Grèce (urbanisation, constitution d'entités conséquentes, monétarisation, début d'organisation militaire de grande échelle, gouvernements oligarchiques organisés....) avant d'être torpillés en cours de route par la conquête romaine pour se reconstruire différemment dans le cadre de l'empire.- les Germains entre Rhin et Elbe, évoqués plus haut, sont en plein dans l'âge héroïque de sociétés non urbanisées, essentiellement de chasseurs-cueilleurs à mentalité guerrière, peu ou pas organisés en permanence au-delà du niveau du clan familial ou du groupement local, jusqu'aux alentours du IIIème siècle, quand la croissance démographique et la migration d'entités (germaniques et non germaniques) venues de l'est accroit la concurrence entre eux, leurs besoins, et les force ainsi à se concentrer de manière plus permanente (en "ligues" de peuples: Francs et Alamans) et à accroître leur pression sur les frontières de Rome. Quelques tentatives de grandes entités avaient existé: les Cimbres et Teutons vaincus par Rome au Ier siècle av JC, la tentative d'Arminius après le Teutoburg, les guerres marcomaniques.... Mais grosso modo, on parle de sociétés guerrières exaltant l'exploit individuel sous des formes très lyriques.... Pour décrire une réalité de raids de pillages, terrestres ou maritimes.- les Germains d'au-delà de L'Elbe ont entamé le processus de constitution de grandes ligues plus tôt, et ce sont leurs migrations qui imposent un changement de tempo, même si elles restent dans une mentalité de l'âge héroïque: il ne faut pas les voir comme de grandes entités solides aux règles fixes, mais comme des groupements semi-nomades aux liens fluctuants, au sein desquels des chefs s'affirment pour constituer des "sous-groupes" conduisant des expéditions guerrières, réussissant ou non à s'imposer pour un temps. - les Mongols, avant Gengis Khan, sont dans cette période, et la grande période d'expansion est analogue aux phénomènes observés ailleurs: constitution d'entités plus vastes, conservation de la mentalité guerrière/individuelle pendant un temps, puis relative atomisation autour de grands clans ("hordes") plus permanents et de plus en plus sédentarisés (ou semi-sédentarisés dans certains cas: la zone géographique définit l'importance du fait). - Rome est évidemment passée par cette phase, comme en fait toute la péninsule italienne: les Italiques, et Rome au premier chef, malgré tout le décorum d'une histoire romaine ancienne très pompeuse et valorisante, sont de petites entités politiques se livrant à des raids de pillage chez leurs voisins, pour du butin, des esclaves, du bétail ou des femmes (épisode de l'enlèvement des Sabines). Avec l'entité étrusque plus vaste et développée (mais moyennement unie) d'abord comme "empire dominant" (Rome a été une sorte de colonie étrusque pendant ses premiers siècles, et les Etrusques voyaient les Italiques comme des Etats clients) comme point de référence et graduellement, objectif. On peut y foutre tout le lyrisme possible, "anoblir" et présenter le récit de façon classieuse, glorieuse, avec insistance sur les vertus et la citoyenneté, foutre des habits plus classes que les peaux de bêtes et braies à carreaux des Celtes ou Germains, un peu plus de raffinement.... Toutes choses qui appartiennent à des civilisations ayant connu un phénomène urbain via leur implantation géographique (plus de proximité -concurrence et coopération- avec d'autres groupes, climat/terrain plus favorable à l'agriculture....). Mais à l'arrivée, cette "histoire glorieuse" des débuts de Rome, jusqu'aux guerres samnites environs, voire jusqu'à la première Guerre Punique, c'est celle d'une envie de pillage mettant en valeur des "exploits" d'individus, des valeurs guerrières (et la guerre se fait pour aller piquer des trucs). Et avant les guerres samnites (déjà un changement d'échelle), on est encore, derrière la pompe du récit, dans des histoires de mecs allant piquer du bétail, des nanas et la tirelire du voisin (qu'on bute ou qu'on réduit en esclavage). Le Moyen Age européen a ceci de particulier qu'il voit, via l'effondrement de Rome et l'implantation de sociétés commençant à être organisées à grande échelle (de façon encore peu solide au-delà du temps d'une expédition) mais encore en plein dans une mentalité dite "héroïque", un véritable retour en arrière sur bien des plans. Et au premier chef celui de la mentalité qui correspond à un Etat solide et une armée organisée. De ce côté, la mentalité militaire a quasiment disparu en Europe pour très longtemps. Qu'en pensez-vous? Ca vous parle? Ca semble une bonne grille de lecture? Ou ça fume un peu trop? Lien vers le commentaire Partager sur d’autres sites More sharing options...
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