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DGSE et Services de Renseignement Européen.


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Le 31/12/2024 à 13:50, Rob1 a dit :

Tu penses à quels pays ? Le MI5 s'est fait reprocher après la sortie du livre de ne pas avoir communiqué ses infos à la Justice, qui aurait pu décider de poursuivre Melita Norwood et John Symonds. De mémoire, en Italie, la commission d'enquête a tourné au n'importe quoi en accusations politiques n'ayant rien à voir avec ce qu'il y avait dans les archives. Je ne vois que les USA où la justice a poursuivi implacablement Robert Lipka (30 ans après les faits !) et George Trofimoff.

Je pensais à Royaume-Uni, Italie, Inde et USA. Et je pensais surtout que dans ces pays, même s'il n'y a pas eu forcément de judiciarisation réussie, ces documents ainsi que le défecteur ont été pris au sérieux et une commission d'enquête parlementaire fut formée à l'époque. Rien que çà, en terme d'initiation de la classe politique et des citoyens, ça démontre un tout autre niveau qu'en France et une considération raisonnablement sérieuse donnée aux affaires d'espionnages. 

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Le 31/12/2024 à 13:46, Ciders a dit :

Il est possible aussi qu'on ait attendu le départ de ces agents à la retraite (ou leur décès) pour sortir les vieux dossiers. Et sachant qu'en ce moment la Russie n'est plus à la mode... ça dérangera moins de monde.

Possible oui, mais alors cela voudrait dire que la prise en compte de la menace et l'initiation du public le plus large possible, passe au second plan, derrière des considérations de basse politique interne à ces organisations. 

En bref, on ne prend toujours pas le sujet au sérieux, en dépit des conséquences délétères sur le débat public, la démoralisation de la société et la perte de repères des citoyens (passons outre les vols de secrets de R&D, il y en a de moins en moins en France à chiper). 

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il y a 8 minutes, olivier lsb a dit :

Possible oui, mais alors cela voudrait dire que la prise en compte de la menace et l'initiation du public le plus large possible, passe au second plan, derrière des considérations de basse politique interne à ces organisations. 

En bref, on ne prend toujours pas le sujet au sérieux, en dépit des conséquences délétères sur le débat public, la démoralisation de la société et la perte de repères des citoyens (passons outre les vols de secrets de R&D, il y en a de moins en moins en France à chiper). 

En France, on a souvent fait passer le "ne faisons pas de vagues" avant tout autre considération. Ce qui a permis à de nombreux agents d'influence de passer entre les mailles ou d'être sanctionnés a minima. Pour un Georges Pâques, combien d'anciens résistants, de collaborateurs du PCF, de journalistes ou de savants ont été épargnés ou vaguement punis ?

Et on oublie aussi quelques lieux connus pour avoir abrité des sympathisants du bloc communiste : le quai d'Orsay par exemple.

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2e partie: Sudreau, Godefroy, Desson, Estier, Cot, Dabezies, Joxe, Brissonnière.

Un bilan mitigé, des proies (trop) faciles, une grande facilité de pénétration du tissu politique qui, à force de recrutement, peut finir par payer. 

https://www.lemonde.fr/histoire/article/2024/12/31/agent-d-influence-un-type-douteux-ces-politiques-francais-au-service-du-kgb_6474758_4655323.html

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« Agent d’influence », « un type douteux »… Ces politiques français au service du KGB

Par Jacques Follorou Publié hier à 05h30, modifié hier à 06h22

Temps de Lecture 15 min.

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Enquête« Guerre froide, le temps des “taupes” » (2/5). Les archives du transfuge soviétique Vassili Mitrokhine permettent d’identifier de nombreuses personnalités françaises ayant servi de relais, à leur insu ou non, aux intérêts de l’URSS pendant la guerre froide.

La guerre froide a beau relever d’une époque déjà lointaine, il reste des secrets à lever sur l’espionnage politique de l’Union soviétique, en France, durant cette période, qui va de la fin de la seconde guerre mondiale à la chute de l’URSS, au début des années 1990. L’examen des archives du KGB remises aux Britanniques, en 1992, par le transfuge Vassili Mitrokhine (1922-2004) permet d’éclairer le rôle joué, à des degrés très divers, par certains politiciens français au service de Moscou. Le sujet reste sensible, et les cas sont si variés qu’ils incitent à la prudence sur l’implication et la responsabilité des uns et des autres. De la simple proximité idéologique avec le communisme à la franche compromission, rémunérée ou pas, le spectre est large, et la présence de noms dans les rapports secrets des services de renseignement soviétiques ne vaut pas, à elle seule, preuve d’une trahison.

L’exemple de Pierre Sudreau (1919-2012), ancien résistant et figure de la vie politique dans les années 1960, illustre cette complexité. En octobre 2022, trois anciens dirigeants de la direction de la surveillance du territoire (DST), Jean-François Clair, Michel Guérin et Raymond Nart, révélaient, dans leur ouvrage La DST sur le front de la guerre froide (Mareuil Editions), avoir travaillé sur les liens entre cet ancien ministre du général de Gaulle et le KGB. Interrogé par Le Monde, fin août, M. Nart expliquait : « Sudreau se disait “centriste”, mais ses prises de position en faveur de l’URSS étaient en contradiction totale avec son appartenance politique, ça a attiré très tôt l’attention de la DST. »

Les archives du KGB, livrées par Mitrokhine, confirment, en effet, ces soupçons. Pierre Sudreau y est qualifié d’« agent d’influence ». Des documents le décrivent comme partie prenante, entre les années 1960 et 1980, d’opérations lancées par le KGB pour influer sur les autorités politiques françaises et l’opinion publique en faveur de Moscou. Nulle trace, en revanche, de rémunération pour ses services ou de détails sur son mode de communication avec le KGB.

Sa fidélité à l’URSS se serait nouée lors de la seconde guerre mondiale. Résistant au sein du réseau Brutus, il est arrêté, le 10 novembre 1943, trahi par un agent infiltré. Torturé par la Gestapo, Sudreau est déporté à Buchenwald en mai 1944. Dans cet enfer concentrationnaire, il doit sa survie aux communistes, qui organisent la résistance à l’intérieur du camp et viennent en aide aux déportés français, surtout ceux qui leur sont proches, avec de la nourriture ou l’accès à des tâches ne conduisant pas à une mort assurée. Il s’y lie, à vie, à des militants aguerris dont Guy Ducoloné, futur député et vice-président de l’Assemblée nationale, et Marcel Paul, syndicaliste, futur membre du comité central du Parti communiste français (PCF), puis ministre.

Dès la fin de la guerre, alors que gaullistes et communistes s’affrontent au sein des services secrets extérieurs – la direction générale des études et recherches (DGER), qui deviendra, fin 1945, le service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece) –, Pierre Sudreau montre sa fidélité aux liens tissés pendant la déportation. Les partisans du général de Gaulle tentent d’en évincer les fidèles du PCF ; une campagne est lancée, en retour, contre le « colonel Passy » (André Dewavrin de son vrai nom), directeur de la DGER, l’accusant de détournement de fonds. Pierre Sudreau, nommé en 1946 directeur adjoint du Sdece, dirige la commission d’enquête. Selon la DST, il instruit à charge, et « Passy » est contraint de démissionner.

En 1980, 287 opérations d’influence

En 1947, de retour au ministère de l’intérieur, sa maison d’origine, Pierre Sudreau enchaîne les postes de direction avant d’être nommé, en 1951, préfet de Loir-et-Cher. En 1958, il entre, comme ministre de la construction, au sein du dernier gouvernement de la IVe République, dirigé par le général de Gaulle. Il est maintenu à ce poste sous la Ve jusqu’en 1962, avant de prendre la tête de l’éducation nationale où il ne reste que quelques mois. Pour M. Nart, c’est un signe : « On n’abandonne pas le ministère de l’éducation nationale au bout de cinq mois sans raison, c’est tout à fait anormal. J’ai toujours entendu parler de lui comme d’un type douteux. »

La DST le surveille de près et s’inquiète de ses relations suivies avec Gerhard Schramm, chargé d’affaires de la République démocratique allemande, à Paris, puis avec son successeur, l’ambassadeur Werner Fleck. Se présentant comme centriste, après avoir rompu avec le gaullisme, Pierre Sudreau adhère au groupe parlementaire Progrès et démocratie moderne, puis à celui des Réformateurs, des centristes et des démocrates sociaux pour, enfin, rejoindre le parti Union pour la démocratie française. Loin des positions de son courant, il affiche son antiaméricanisme et critique la politique extérieure des Etats-Unis, notamment leur influence en Europe. Député de Loir-et-Cher depuis la fin des années 1960, il devient maire de Blois en 1971.

Pierre Sudreau met ses relations politiques au service de Moscou. Elu président de la République en 1974, Valéry Giscard d’Estaing lui demande en 1975 un rapport sur la réforme des entreprises. « Par l’intermédiaire de Pierre Sudreau, écrit le KGB, Giscard d’Estaing et son entourage ont été informés du fait que le leadership des Américains au sein de l’OTAN et le renforcement des positions militaires de la [République fédérale d’Allemagne] sont une menace pour la paix et pour les intérêts politiques et économiques de la France. »

A la fin des années 1970, il se fait le porte-voix de la protestation contre la bombe à neutrons, inspirée par le KGB. « Les mesures actives [opérations d’intoxication] sur les problèmes de désarmement, disent les archives, ont été portées, par l’intermédiaire de Pierre Sudreau, député à l’Assemblée nationale, à l’attention des spécialistes en la matière, (…) Jacques Huntzinger, conseiller de François Mitterrand pour les affaires internationales, jusqu’au ministre des affaires étrangères [1978-1981], Jean François-Poncet. » En 1980, alors vice-président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Sudreau enfonce le clou avec son livre La Stratégie de l’absurde (Plon), qui reprend, écrit le KGB, mot pour mot, ses thèses : « Il critique la création de la bombe à neutrons, prône le maintien de la détente dans les relations internationales, l’arrêt de la course aux armements et défend le dialogue entre l’Est et l’Ouest. »

Pour cette seule année 1980, le renseignement soviétique revendique 287 opérations d’influence sous forme de publications, d’attaques verbales, de rassemblements, de discours ou de tracts. Moscou se félicite d’avoir pesé sur les opinions du président Giscard d’Estaing, de son gouvernement et de François Mitterrand, leader de l’opposition, même si l’on peine à trouver des preuves convaincantes de telles affirmations. Tout juste, note-t-on, une rencontre à Varsovie en mai 1980, entre le dirigeant soviétique Leonid Brejnev et Giscard d’Estaing, quelques mois seulement après l’invasion soviétique, en décembre 1979, en Afghanistan. Un dialogue qui ouvre une brèche dans le statut de paria de l’URSS en Occident.

Par la suite, l’étoile politique de Pierre Sudreau décline. Il perd la députation, en 1981, puis la mairie de Blois, en 1989. Et Mitrokhine ne rend compte des activités du KGB que jusqu’au début des années 1980. Sudreau meurt le 22 janvier 2012, sans jamais avoir été inquiété par les services français. Il est enterré à Blois, aux côtés de son épouse et son fils, morts avant lui.

« Dep » et « DROM »

Il n’est pas le seul gaulliste qualifié d’« agent d’influence » à figurer dans les archives transmises à l’Ouest par Mitrokhine, ni le seul à avoir échappé à la vigilance du contre-espionnage. Egalement présenté, à plusieurs reprises, comme un solide relais de Moscou, Pierre Godefroy, né en 1915, fut d’abord journaliste puis élu de la Manche à l’Assemblée nationale, de 1958 à 1988. Issu d’une famille d’agriculteurs de la Manche, Pierre Godefroy a été mobilisé en 1939, puis interné dans un camp, en Pologne, dont il s’est évadé. On ne dispose pas de détails sur la collaboration supposée de ce gaulliste, ami d’André Malraux, avec le KGB, pas plus qu’on ne sait s’il avait conscience de participer aux manœuvres du KGB qui l’affuble dans les dossiers du nom de code « Dep », comme le note brièvement L’Express du 19 décembre. Le renseignement soviétique qualifie parfois d’« agents » des personnes qui n’ont jamais su qu’elles échangeaient avec des membres du KGB.

Moscou mentionne, néanmoins, son rôle dans l’opération « Festival » montée dans les années 1970 « par l’intermédiaire d’un député de confiance du Parlement français, afin de créer une session spéciale en faveur de la convocation à l’échelle européenne d’une réunion sur la sécurité en Europe ». Pierre Godefroy préside alors le Groupe d’amitié paneuropéen, créé fin 1970 à l’Assemblée pour animer les relations avec les parlementaires en Europe. Selon les archives, « Dep » a plaidé pour le soutien de l’initiative finlandaise d’organiser une telle conférence européenne et se rend, en novembre 1972, à Bruxelles, pour assister à l’assemblée des forces sociales pour la sécurité et la coopération en Europe.

En 1975, Godefroy joint sa voix à un colloque dénonçant « l’impérialisme culturel américain », organisé par des gaullistes de gauche. Il intervient auprès de Jean-Pierre Chevènement, député socialiste du Territoire de Belfort, Pierre Juquin, élu communiste de l’Essonne, et Michel Maury, envoyé par la CGT. Pierre Godefroy meurt en 1992 sans que la DST ne se pose de questions sur ses liens avec l’URSS.

« Les gaullistes ont été pénétrés, mais les socialistes, eux, avaient encore moins de secrets pour les Soviétiques », assure Raymond Nart. Pour la gauche non communiste, le KGB signale l’existence de sept volumes d’archives au seul au nom de code « DROM ». Décrit en 1977 comme « un agent du KGB et directeur de l’association France-URSS », cet agent français est présenté comme l’une des deux principales « taupes » du renseignement soviétique parmi les socialistes. Vérification faite, il s’agit de Guy Desson, qui fut plusieurs fois député des Ardennes entre 1947 et 1968. Sa carrière politique l’a conduit de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) au Parti radical (avec Pierre Mendès France). Il a ensuite contribué à la création du Parti socialiste autonome, en 1958, une formation qui s’est dissoute deux ans plus tard au sein du Parti socialiste unifié dont il fut l’un des dirigeants.

Agent double

Le KGB a pris son temps pour faire de Guy Desson un agent. Les approches commencent en 1959, mais le recrutement effectif ne se fera qu’en 1961, selon un mode opératoire très classique dans le monde du renseignement pour s’assurer la loyauté d’une taupe. Les archives précisent qu’il a reçu « une rémunération mensuelle de 1 500 francs [l’équivalent d’environ 2 000 euros dans les années 1960] [pendant] douze ans ». Des versements augmentés de bonus en fonction des informations transmises. En 1973, le KGB lui verse des « fonds substantiels » pour combler, est-il indiqué, un trou important. Pour en faire leur obligé, les Soviétiques ont usé d’un levier classique : l’argent. Criblé de dettes, contraint de verser des pensions alimentaires, Guy Desson a besoin de ces rentrées financières.

Aux ordres du KGB, il s’oppose à toute construction européenne de la défense. Il livre aussi les secrets de la gauche et, sans doute, les noms de personnes susceptibles d’être recrutées. Les socialistes sont un livre ouvert pour Moscou. A partir de 1970, Desson finit par s’afficher comme « compagnon de route » des communistes. Il adhère au Mouvement de la paix, l’un des relais d’influence de Moscou pour freiner l’armement occidental. Cacique de l’association France-URSS, il se présente aux législatives de 1973 avec le soutien du PCF. Mais, cette fois, le contre-espionnage décide de réagir. « On a longtemps mis Desson sur écoute téléphonique, j’ai fini par aller le voir et je lui ai dit que ça n’était pas la dernière fois », confie Raymond Nart, qui a consacré sa vie à traquer les taupes du KGB.

Quand le policier lui rend visite à son domicile, dans les Ardennes, il a un atout en poche : il sait que Desson a commandé, avec l’argent de Moscou, la fabrication d’un grand nombre de brochures de propagande en faveur de la politique soviétique. L’imprimeur sollicité par Desson, engagé à droite, a refusé et fait filtrer l’information. Nart profite de l’occasion pour « retourner » « DROM » et en faire un… agent double ! Desson lui raconte sa vie au service des Soviétiques et accepte la mission d’intoxiquer le KGB au profit de la DST. Nart assure l’avoir retourné en 1978, soit deux ans avant sa mort. Pourtant, Moscou s’interroge dès 1974 sur sa loyauté et sur l’existence de contacts avec le contre-espionnage français. Le mystère demeure. Publiquement, Paris et Moscou n’en laissent rien paraître. En 1979, la taupe de Moscou, devenue source des Français, reçoit même la médaille de l’ordre soviétique de l’Amitié des peuples !

« L’entourage immédiat de François Mitterrand »

L’autre grande source des Soviétiques au sein du Parti socialiste (PS), évoquée plusieurs fois dans les archives Mitrokhine, est Claude Estier, un proche de François Mitterrand. Cet ancien journaliste est élu député en 1967, et, quatorze ans plus tard, l’arrivée de la gauche au pouvoir lui ouvre les portes de la présidence de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée (1983-1986). Il entre ensuite au Sénat, où il prend, en 1988, la tête du groupe socialiste. Pendant toutes ces années, il n’admet qu’une simple proximité idéologique avec le communisme dont il dit partager le neutralisme, idéologie promue par Moscou car elle affaiblit le camp occidental.

A en croire les archives du KGB, et comme cela a déjà été révélé, cet « agent d’influence » a été inscrit dès 1956 sous le nom de code « Gilbert », puis « Giles ». Il est précisé qu’il a été recruté un an auparavant par les services secrets tchécoslovaques, le StB (Sûreté de l’Etat), pour qui il était « Roter ». Mais il en est ainsi avec le KGB : ce service s’arroge toujours la priorité sur les taupes importantes et, à ses yeux, Claude Estier semble en être une. En 1981, son agent traitant Valentin Antonovich Sidak – alias « Ryzhov », en poste à Paris de 1978 à 1983, comme second secrétaire à l’ambassade – déclare être informé par « Giles » sur « l’entourage immédiat de Mitterrand ». Le magazine L’Express affirmera, en 2016, qu’il a également agi pour le compte du régime roumain de Ceaucescu, de 1982 à 1986, sous le pseudonyme de « Stanica », et renseignait la Securitate au sujet des projets français sur la bombe à neutrons. Fidèle grognard du mitterrandisme, il aurait, selon les archives Mitrokhine, continué à donner des informations sur « l’entourage immédiat de François Mitterrand » au moins jusqu’en 1981.

Pour Raymond Nart, la proximité de Claude Estier avec l’URSS était un secret de polichinelle. « Les Anglais nous ont dit en 1994 que “Gilbert”, c’était Claude Estier, se souvient-il, mais on le savait déjà, des membres d’une délégation de la gauche française, à Moscou, les époux Brutelle, nous avaient informés sur ses contacts sur place. Mitterrand le savait aussi. Estier n’a jamais été ministre. On avait prévu d’aller le voir quand j’étais à la DST, mais on a renoncé à cause de ses amis socialistes au pouvoir. » Claude Estier est mort le 10 mars 2016, après avoir toujours démenti toute compromission.

Père et fils

Un autre élu socialiste de haut niveau a, semble-t-il, réussi à éviter les radars de la DST : Jean-Pierre Cot, né en 1937. Les archives Mitrokhine affirment que, en 1980, « Jean-Pierre Cot a été beaucoup sollicité dans le cadre des mesures actives, nom de code “Chadrine” ». Ce député de Savoie (1973-1981) fait son entrée au sein du premier gouvernement de Pierre Mauroy, comme ministre délégué chargé de la coopération et du développement, un poste dont il démissionne deux ans plus tard, en 1982, en désaccord avec la politique dite « du pré carré » africain. Farouche adversaire de la « Françafrique », il opte pour le Parlement européen où il siège de 1984 à 1999, toujours sous la bannière socialiste. Sollicité par Le Monde, il n’a pas souhaité s’exprimer.

Le nom Cot n’est pas inconnu du KGB, qui a croisé la route de Pierre, son père, pendant l’entre-deux-guerres. Né en 1895, militant catholique qui évoluera vers la gauche marxiste, décoré pour sa bravoure durant la première guerre mondiale, Pierre Cot est déjà, en 1928, député de Savoie sur les bancs des radicaux. Selon le renseignement américain, il aurait été recruté le 1er juillet 1942 par le vice-consul d’URSS à New York, Vassili Zaroubine, « résident » du NKVD (ancêtre du KGB), sous le nom de code « Dédale ». D’après Christopher Andrew, ancien professeur à Cambridge, spécialiste britannique du renseignement, Pierre Cot aurait même été agent du NKVD dès les années 1930.

Six fois ministre de l’air et deux fois au commerce durant la IIIe République, il n’a jamais fait mystère de son tropisme prosoviétique. Membre de l’association Les Amis de l’Union soviétique depuis 1935 puis de l’association France-URSS, créée en 1945, Pierre Cot milite, en tant que directeur du Mouvement de la paix, en faveur d’un « neutralisme actif » dans le cadre de la guerre froide, comme Moscou l’appelle de ses vœux. En 1995, une commission d’historiens, mandatée par la famille, a repoussé les accusations visant Pierre Cot sur ses liens avec le renseignement soviétique, concluant qu’il n’existait pas de preuve de « l’inféodation de Pierre Cot aux services secrets soviétiques », notamment, en raison du « caractère incomplet des sources concernées ».

Dans les documents consultés par Le Monde, comme par L’Express du 19 décembre, le KGB ne fournit aucune indication sur l’éventuelle collaboration de son fils, Jean-Pierre Cot, lorsqu’il est ministre ni sur d’éventuelles rétributions pour ses services. S’il est fait référence à lui, c’est avant tout en tant que directeur du Centre de recherches et d’études sur le désarmement, de 1969 à 1981, et comme membre de la délégation française à la Conférence sur le désarmement, à New York, en 1978. Lorsqu’il décrit ses opérations de désinformation, en France, le KGB mentionne son nom aux côtés de celui de Pierre Dabezies, fondateur, en 1971, du Centre d’études politiques de défense. Ils fusionneront, en 1982, leurs deux structures. Ce dernier est un ancien militaire devenu universitaire et fidèle de Jean-Pierre Chevènement dont il soutiendra la candidature, en 2002, à l’élection présidentielle. Avant cela, il sera ambassadeur de France, au Gabon, de 1982 à 1986.

Le bilan paraît mitigé

A en croire ses archives, le KGB compte également sur Alain Joxe, l’un des fils de l’ancien ambassadeur à Moscou, le gaulliste Louis Joxe. Sociologue, il intègre en 1971 l’Ecole des hautes études de sciences sociales et participe à la création, en 1981, du Comité pour le désarmement nucléaire en Europe avant de fonder, en 1982, le Centre interdisciplinaire de recherches sur la paix et d’études stratégiques. Pour Mitrokhine, Alain Joxe, qui a voyagé en URSS en 1979, « est l’un des canaux de diffusion de l’information (…) en réponse aux affirmations de la propagande occidentale sur la menace de l’Est, sur l’essor inquiétant de la flotte militaire soviétique, sur le système soviétique de désinformation expansionniste et hégémonique ». Tout au long de sa carrière, l’intéressé s’est efforcé de montrer que les doctrines stratégiques de l’OTAN, validées par l’Union européenne, ont eu de graves conséquences pour nos sociétés démocratiques.

Joint par Le Monde, son entourage familial a indiqué qu’Alain Joxe, 93 ans aujourd’hui, « n’a jamais été proche de l’Union soviétique, qu’il a toujours considérée comme un régime totalitaire basé sur la terreur, [et que] son père avait été ambassadeur dans ce pays ». Selon cette même source, « il a toujours été proche du Parti socialiste unifié, antistalinien et n’était pas antiaméricain, il a, en revanche, en tant qu’intellectuel engagé, dénoncé un système de domination porté par les Etats-Unis. Il n’a, enfin, jamais fait preuve de naïveté et n’était pas une personne manipulable, c’était un esprit libre ».

Jean-Pierre Cot, Pierre Dabezies, Alain Joxe… Tous sont proches du PS et présentés comme des fidèles relais des thèses du KGB, antiaméricaines et antiarmement, sans que l’on puisse savoir s’ils le font par conviction personnelle ou sur ordre. Les socialistes français semblent, néanmoins, avoir été des proies faciles pour les espions soviétiques, tant ils sont nombreux parmi les sources du KGB. Parmi elles figure ainsi « Basile », nom de code de Jean-Yves Goëau-Brissonnière, un avocat membre de la SFIO né en 1926 et inscrit au barreau de Paris en 1949.

Futur grand maître de la Grande Loge de France, Jean-Yves Goëau-Brissonnière a occupé divers postes au sein de ministères jusque dans les années 1980. En 1957, il s’était vu confier par le gouvernement une mission confidentielle, lors d’un congrès syndical international, à Tunis, afin de sonder des représentants du Front de libération nationale algérien sur les chances de pourparlers de paix. Les archives Mitrokhine assurent qu’en 1964 « la communication avec “Basile” a été interrompue ». A cette époque, le KGB explique qu’il demande trop d’argent, « 3 000 francs », par rapport à la qualité des informations fournies en retour.

En 1975, le contact est rétabli avec « Basile ». Mais, quatre ans plus tard, le renseignement soviétique fait de nouveau part de sa déception face à sa production et s’agace de son manque de prudence : « Faible rendement, travail effectué en violation des normes de la conspiration. » Le KGB s’interroge alors sur la poursuite de la collaboration. Dans les années 2000, Jean-Yves Goëau-Brissonnière, avocat honoraire, vendra chèrement, cette fois-ci, ses conseils aux chefs d’Etat africains. En 2016, il est élevé au rang de commandeur au titre de la Légion d’honneur ; il meurt en 2020.

Au-delà du caractère infamant de retrouver son nom dans les archives du KGB ou de la démonstration d’une trahison, l’influence de ces soutiens, délibérés ou non, aux thèses de Moscou a-t-elle eu un impact sur la vie politique française ? A en juger par le contenu des centaines de documents consultés par Le Monde, le bilan paraît mitigé. Le KGB assurait que François Mitterrand serait élu en 1974 et se vantait d’avoir réussi à diviser l’Europe, qui n’a, en réalité, cessé de se construire. Si riche et si volumineux soit-il, ce fonds documentaire à la valeur inestimable pour les historiens montre que le KGB s’est souvent trompé et qu’il convient de manier avec précaution la vérité des archives.

Enfin, il apparaît que le renseignement soviétique pouvait, comme toute administration, avoir la faiblesse de survendre l’importance et la qualité de son réseau d’agents pour se mettre en valeur aux yeux du siège, à Moscou. Pour Raymond Nart, référence en matière de contre-espionnage durant la guerre froide, Moscou et ses espions ont toujours eu du mal à comprendre le fonctionnement des institutions et de la démocratie française. Selon lui, si des secrets d’Etat ont pu être transmis, il y avait aussi beaucoup de pédagogie à faire.

 

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En parallèle de la série d'article sur les archives Mitrokhine, un "à-coté" sur une suspicion à la DGSE.

https://www.lemonde.fr/histoire/article/2025/01/01/un-agent-de-la-dgse-soupconne-d-etre-une-taupe-au-service-du-kgb_6477162_4655323.html
 

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Un agent de la DGSE soupçonné d’être une taupe au service du KGB

« Guerre froide, le temps des “taupes” ». Les archives du transfuge des services de renseignement soviétique Vassili Mitrokhine montrent les tentatives de recrutement de Jean-Marie Montier, un espion français. Ciblé par une enquête, il ne sera pas condamné, mais marqué par le poison du doute.

Par Jacques Follorou

Publié aujourd’hui à 18h00

Ce jour de 2010, dans une salle de réception du siège de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services secrets français, à Paris, Jean-Marie Montier s’apprête à tirer le rideau sur trente-sept ans de maison. Peu d’invités le savent, ces civilités cachent un secret : l’ancien agent a été pendant des années marqué au fer rouge du pire soupçon qui soit pour un espion occidental, celui d’avoir pu être une taupe du KGB, les services de renseignement soviétique. Dans les archives du KGB remises aux Britanniques par le transfuge soviétique Vassili Mitrokhine figurent des informations laissant entendre que Montier aurait été approché (« développé » dans le jargon) par le KGB entre 1978 et 1980.

Le Monde a rencontré en juin 2024 celui que le KGB avait surnommé « Mouton ». Quand on l’informe du contenu des archives Mitrokhine, son visage se fige. Après quelques secondes de silence, il choisit de raconter sa vérité. Encore étudiant à la fin des années 1960, ce globe-trotteur enseigne le français et l’espagnol dans le Vermont, aux Etats-Unis. Puis il s’envole pour la Norvège avant d’effectuer son service militaire au Centre d’études et de langues étrangères militaires, à Paris. Il est sous les drapeaux lorsqu’un commissaire de la direction de la surveillance du territoire (DST) – le contre-espionnage français – lui suggère, au début des années 1970, de tenter le concours de commissaire. Il le rate, mais il réussit ensuite celui d’inspecteur et atterrit au commissariat de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). En 1973, il est admis au service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), le service de renseignement extérieur.

Trois ans plus tard, le voici à Rio de Janeiro, au Brésil, où il opère trois ans sous couverture diplomatique comme vice-consul. Il est suivi de près par le KGB, qui en fait une cible. Dans le fonds Mitrokhine, une note du KGB donne une idée précise de la stratégie des services de renseignement soviétiques : « En 1978-1980, la tâche la plus importante est le recrutement d’agents du Sdece et de la DST (…), les services spéciaux français, pour obtenir des informations, perturber les plans et les projets de ces services, désorganiser leur travail. »

Helsinki, Berlin, Rome

Jean-Marie Montier n’a aucun souvenir d’une approche du KGB, en 1978 à Rio de Janeiro. « Je ne me suis aperçu de rien, explique-t-il, aucun Russe n’est venu directement au contact. Ils m’ont sans doute “tamponné” par l’intermédiaire d’un Brésilien à leur service. » La mention de son nom dans ces documents ne suffit pas à faire de Jean-Marie Montier une taupe du KGB. Cela indique que l’analyse de sa personnalité, de son mode de vie, de ses failles et de son possible avenir au Sdece a convaincu Moscou qu’il devait faire l’objet d’un travail préparatoire en vue d’un recrutement. Son retour en France, fin 1979, n’interrompt pas la procédure d’approche du KGB.

Après six mois dans l’Hexagone, il est nommé en Finlande, où il reste jusqu’en 1984. Il est secrétaire d’ambassade et mène avec sa femme une vie tranquille, sous le couvert d’un statut de diplomate. Il fréquente ses homologues étrangers lors de réceptions mais aussi dans un club diplomatique d’Helsinki. « On y trouvait surtout des barbouzes », se souvient-il. Il dit avoir rencontré dans cet établissement un certain Victor, en poste à l’ambassade d’Union soviétique. « Il affirmait être diplomate, mais je connaissais sa vraie profession, espion », précise M. Montier. Il s’agit d’un agent chevronné du KGB qui poursuit l’œuvre entamée à Rio de Janeiro par ses collègues.

« On m’avait dit de me méfier de lui, mais j’avais sympathisé et il a commencé à me tester en me demandant de lui découper des articles du Monde et même de lui faire des dossiers. J’avais bien compris la manœuvre, je lui ai posé la question qui fâche, s’il me prenait pour un imbécile. » « Un jour, poursuit M. Montier, je l’ai croisé à la gare d’Helsinki. J’ai encore son regard en mémoire. Il m’a lancé : “Prends soin de toi.” Je m’interroge encore sur le fait de savoir s’il a voulu me prévenir de quelque chose, d’une menace. »

Jean-Marie Montier ne rend pas compte à sa hiérarchie de ces contacts, qui lui apparaissent sans gravité. Il revient à Paris en 1984, puis repart en 1987 à Berlin, au sein d’une unité chargée des écoutes téléphoniques. En 1990, la DGSE lui propose un poste à Moscou, qu’il dit avoir esquivé car il maîtrisait mal la langue russe. Il part pour Rome, en 1992, pour quatre ans.

« Vous êtes une taupe »

Ce qu’il ignore, c’est qu’à partir de 1994, les services de renseignement extérieur britannique, le MI6, ont transmis à la DGSE, sans en informer la DST, les archives Mitrokhine le concernant. En 1995, il reçoit la visite régulière d’un agent du contre-espionnage de la DGSE, attaché au bureau des affaires réservées du directeur général. Officiellement, il s’agit de préparer le terrain au traitement d’une source étrangère très confidentielle. En réalité, l’objectif de l’agent est de compléter l’enquête en cours par une observation à l’œil nu de ce collègue devenu suspect.

En 1996, Montier est affecté à la formation et aux stagiaires. La hiérarchie ne veut prendre aucun risque. Début 1999, après cinq années d’observation serrée, la DGSE le confronte aux archives Mitrokhine. « Ils m’ont reçu dans une pièce aveugle avec des glaces sans tain. Leurs premiers mots ont été “vous êtes une taupe”. Les menaces ont suivi. Le ciel m’est tombé sur la tête. »

Pour ses interrogateurs, Montier a le profil parfait du traître. « J’étais un ancien policier, ce qui est mal vu par les gens de la DGSE, dit-il. Je parlais plusieurs langues et j’avais été en Finlande et à Berlin, des zones qui intéressent Moscou. Ce qui m’a sauvé, je crois, c’est le détecteur de mensonges, même si certains arrivent à le tromper. » Il s’en sortira sans sanction. Mais sa nomination comme adjoint du service de formation est annulée et les postes opérationnels lui sont fermés jusqu’à la fin de sa carrière.

Jean-Marie Montier estime avoir réussi à effacer l’infamie. « Je suis resté alors que d’autres ont dû partir après la sortie des archives Mitrokhine », souligne-t-il. Il ne voudra pas en dire plus. Interrogé par Le Monde, Erard Corbin de Mangoux, le dernier patron de Montier, rappelle que « s’il n’a pas été condamné et qu’il est resté au sein de la DGSE, c’est que l’enquête n’a pas été concluante sur son éventuelle compromission ».

Pour les services français, le soupçon a donc été purgé. Mais cette affaire montre comment des archives peuvent désorganiser un service de renseignement grâce au poison du doute, en le privant pendant des années d’un agent expérimenté. Qu’il ait réussi ou non à recruter Jean-Marie Montier, le KGB n’aura pas complètement failli à sa mission de déstabilisation.

Edit: en fait c'est bien le 4e article de la série, dans un format plus raccourci que les autres. 

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Une étrange présentation des choses. Le Monde s'attaque aux soupçons et aux faisceaux d'indices concordant, autour de la qualification supposée "d'agents" de certains de ses journalistes, durant la guerre froide. Si la participation active (consciente ou pas) des précédents cas évoqués dans la recherche, au sein du personnel politique ou bien encore à la DST, fait assez peu de doute, le cas des journalistes ici évoqué est pour le moins surprenant.

Entre minimisation, fierté de n'avoir pas été acheté (sans nier le soutien, souvent passif, de certains des narratifs du Kremlin), et enquête assez peu curieuse sur les cas les plus suspects, le traitement du Monde des suspicions de coopération avec le KGB de son personnel, tranche assez franchement avec l'enquête mea culpa qu'avait réalisée l'Express sur Grumbach en 2024. Le journaliste ne cache pourtant pas l'étroitesse du positionnement politique du journal sur certaines thématiques avec les prises de positions de Moscou à l'époque, ni que cela servait des actions de propagande. Une défense en ni-ni en guise de conclusion, que je trouve personnellement assez peu convaincante ni vraiment à la hauteur des responsabilités d'un journal, face au risque de manipulation et d'instrumentalisation de son autorité par des professionnels de la subversion. 

Partie 4/5 

https://www.lemonde.fr/histoire/article/2025/01/02/quand-le-kgb-s-interessait-au-monde_6478486_4655323.html

Citation

Quand le KGB s’intéressait au « Monde »

Par Jacques Follorou Publié hier à 16h31, modifié hier à 16h37

Enquête« Guerre froide, le temps des “taupes” » (4/5). Plusieurs médias français ont fait l’objet, à l’époque, de manœuvres d’infiltration plus ou moins abouties. « Le Monde » n’a pas échappé à la règle, comme le confirme l’étude des archives du transfuge Vassili Mitrokhine.

A l’époque de la guerre froide, le KGB avait affublé Le Monde du nom de code « Vestnik » (« messager » en russe), mais il arrivait aussi que le quotidien soit juste désigné « Monde » dans les échanges avec le quartier général, à Moscou. Des archives le confirment : celles, précieuses, remises aux Britanniques, en 1992, par Vassili Mitrokhine (1922-2004), un transfuge réfugié au Royaume-Uni.

A en croire cet ancien du KGB, qui fut longtemps responsable des archives du « premier directoire » (le service chargé du renseignement extérieur), Le Monde figurait, du fait de son statut, parmi les cibles prioritaires en matière de recrutement d’agents dans la presse, autrement dit de personnes susceptibles de livrer ou de diffuser des informations. Preuve que, à l’époque, comme aujourd’hui dans la Russie de Poutine, Moscou percevait les médias comme une arme redoutable pour essayer de manipuler les opinions publiques et les cercles de pouvoir.

La chasse aux « taupes » journalistes de l’époque soviétique a redoublé ces dernières années. En octobre 2022, l’ouvrage La DST sur le front de la guerre froide (Mareuil Editions), de trois anciens dirigeants de la direction de la surveillance du territoire (DST), Jean-François Clair, Michel Guérin et Raymond Nart, révélait qu’un certain « Argus », cité par Mitrokhine, n’était autre que Paul-Marie de La Gorce (1928-2004), l’un des journalistes français les plus influents de son temps.

Eventuelles ingérences

Début 2024, L’Express assurait que Philippe Grumbach (1924-2003), qui fut son directeur de 1977 à 1978, avait travaillé pour le KGB. En mars 2024, dans son livre A la solde de Moscou (Seuil), Vincent Jauvert notait pour sa part que le StB tchécoslovaque avait aussi recruté, de 1957 à 1969, un pilier du Canard enchaîné, Jean Clémentin (1924-2023), alias « Pipa ». Et Albert-Paul Lentin (1923-1993), alias « Heman », journaliste du Nouvel Observateur, avait travaillé pour les Bulgares, puis pour les Tchèques, de 1965 à 1970.

Et Le Monde, dans tout ça ? Pour lever le voile sur d’éventuelles ingérences, nous nous sommes plongés, comme différents confrères – notamment L’Express, dans son édition du 19 décembre 2024 –, dans ces milliers de pages soustraites au KGB par Vassili Mitrokhine. Cette enquête a permis d’identifier huit collaborateurs susceptibles – du moins à en croire les archives – d’avoir été, entre les années 1960 et le milieu des années 1980, des relais, plus ou moins conscients, des intérêts soviétiques. A l’évidence, le KGB pensait pouvoir utiliser à son profit, au pire, la ligne éditoriale du journal et, au mieux, les affinités idéologiques de certains de ses cadres…

Les premières preuves tangibles de manœuvres du KGB auprès du Monde remontent à un quart de siècle et à la publication d’un livre cosigné par Vassili Mitrokhine et l’historien britannique Christopher Andrew (Le KGB contre l’Ouest, 1917-1991, Fayard, 2000, paru en 1999 au Royaume-Uni). Dans cet ouvrage, écrit sous l’œil vigilant du MI6, les services spéciaux de Sa Majesté, il était précisé : « Les brèves notes de Mitrokhine sur les contacts du KGB avec Le Monde mentionnent deux importants journalistes et plusieurs collaborateurs occasionnels, qui furent utilisés, probablement sans le savoir la plupart du temps, pour répandre la désinformation du KGB. » Les deux auteurs du livre ne donnaient aucune indication permettant d’identifier les « deux importants journalistes », ni même de les distinguer des « collaborateurs occasionnels ».

Il faut donc s’en remettre à nos propres recherches dans les tréfonds de ces archives, conservées en Angleterre. On peut d’abord y lire ceci : « L’ambassadeur [d’URSS à Paris, Stepan Tchervonenko] a dit, en juillet 1981, à Andropov [alors président du KGB] que la direction du Parti communiste français proposait avec insistance et à plusieurs reprises d’inviter en Afghanistan le journaliste français Eric Rouleau du journal Le Monde. Rouleau est un expert des problèmes du Moyen-Orient, un journaliste sérieux et honnête, et la couverture des événements en Afghanistan sera favorable. Les discussions avec Rouleau devraient être confiées, par l’intermédiaire du ministère des affaires étrangères de l’Afghanistan, au deuxième secrétaire de l’ambassade d’Afghanistan à Paris, H. Nezama. »

Eric Rouleau, mort en 2015 à l’âge de 88 ans, était l’un des meilleurs spécialistes du Proche-Orient et du Moyen-Orient. Embauché au Monde en 1955, il était, en 1981, au faîte de son influence. Quatre ans plus tard, François Mitterrand allait le nommer ambassadeur en Tunisie, puis, en 1988, en Turquie. Rouleau était-il un « agent » à proprement parler, un « contact de confiance » ou un simple « relais » du KGB, conscient ou pas, ou bien avait-il simplement l’art de duper ses interlocuteurs communistes pour obtenir le droit d’accéder à des zones interdites telles que l’Afghanistan ? Rien ne permet de trancher.

Le projet de reportage en Afghanistan, soutenu par un Parti communiste français (PCF) alors parfaitement aligné sur Moscou, n’a semble-t-il pas eu de suite. Aucun article, complaisant ou pas, n’a pu être retrouvé, que ce soit dans les archives du Monde ou dans celles du Monde diplomatique, publication dans laquelle Eric Rouleau écrivait régulièrement. Proche des mouvements tiers-mondistes, « il voulait, dit son collègue et ami du Monde Jean Gueyras, être utile ; pour lui, le journalisme et l’engagement étaient liés ». Sollicitée, sa veuve n’a pas donné suite à nos questions.

Tentatives d’approches

André Fontaine (1921-2013), qui dirigea le quotidien de 1985 à 1991, a également fait l’objet d’approches des services de l’Est, alors qu’il était chef du service étranger. C’était en 1962. Ses fonctions le conduisent à fréquenter les ambassades, et à rencontrer notamment Sergueï Vinogradov, l’ambassadeur soviétique. Il est loin d’être le seul : Vinogradov est la coqueluche du Tout-Paris. Le général de Gaulle ou Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal, s’entretiennent volontiers avec lui. André Fontaine a surtout un bon contact avec un conseiller polonais de l’ambassade d’URSS, un certain Okhedouchko, lequel tente de lui soutirer des informations confidentielles.

Sergueï Vinogradov, l’ambassadeur soviétique, relate ces tentatives d’approche dans son « journal » personnel, que le journaliste Thierry Wolton, précurseur en matière d’enquête sur les ingérences soviétiques et auteur, notamment, du livre Le KGB en France (Grasset, 1987), a pu consulter à Moscou. « Okhedouchko précise que, lors de leur précédente rencontre, Fontaine avait manifesté beaucoup d’intérêt pour la peinture polonaise », écrit l’ambassadeur, le 19 décembre 1962.

La fois suivante, d’après le même document, le Polonais offre au journaliste un tableau « d’une certaine valeur ». « Mis en confiance », André Fontaine lui rapporte, semble-t-il, les propos de Walt Rostow, conseiller spécial du président américain Kennedy, puis son entretien avec le secrétaire d’Etat américain Dean Rusk, au dernier conseil de l’OTAN. L’affaire ne paraît pas avoir été plus loin et ne fait pas de Fontaine un agent de Moscou. Du reste, son nom n’apparaît pas dans les documents consultés dans le fonds Mitrokhine.

Enigmes irrésolues

Ces archives évoquent clairement, en revanche, l’existence d’un agent au Monde désigné sous le code « Avron ». Le document – non daté – dans lequel ce pseudonyme est mentionné indique qu’il s’agit du « chef du service politique du Monde »… Vassili Mitrokhine ayant pris sa retraite en 1984, on en déduit qu’il faudrait chercher du côté des « chefs » antérieurs à cette période de l’histoire du quotidien, soit quatre personnes : Raymond Millet (période 1944-1948), Jacques Fauvet (1948-1958), Pierre Viansson-Ponté (1958-1969) et Raymond Barrillon (1969-1983). Il n’a pas été possible de percer ce mystère, encore entier, à ce jour. De même, notre quête de l’identité d’un agent appelé « André » et censé avoir travaillé au Monde s’est-elle heurtée à un mur, à l’instar de celles menées par d’autres confrères.

Le cas de Claude Estier, un temps journaliste au Monde, avant de devenir une figure du Parti socialiste (PS), est, en revanche, documenté par Mitrokhine. Sa proximité supposée avec les services secrets de l’ex-bloc de l’Est a déjà fait l’objet d’enquêtes, mais l’examen des archives du KGB ajoute d’autres éléments. Journaliste politique au Monde à partir de 1955, sous son vrai nom, Claude Ezratty, il est recruté la même année par le StB tchécoslovaque, avant d’être mis en contact, un an plus tard, avec le KGB, qui l’affuble d’un nom de code : « Giles », ou « Gilbert ». En 1958, Estier quitte Le Monde, afin de protester contre l’« attentisme » du quotidien face au retour du général de Gaulle, et devient député, puis sénateur socialiste et président du groupe PS, de 1988 à 2004. L’intéressé, décédé en 2016, a toujours démenti les accusations portées à son encontre.

Les notes Mitrokhine sur les opérations menées avec l’aide de ce que le KGB désigne comme ses « agents » au Monde sont à la fois brèves et générales. Il s’agit avant tout d’actions de désinformation et de manipulation de l’opinion publique, qualifiées de « mesures actives » (AM), sous la forme d’articles publiés dans le journal. Mitrokhine n’en décrit que deux, datant de 1980. L’une est dépeinte comme « entièrement bâtie sur des thèmes du KGB » par un grand journaliste du Monde ; l’autre est un article « utilisant des arguments du KGB » rédigé par un homme politique socialiste de premier plan.

Autant dire que tout cela reste très vague. Le 13 juin 1980, Claude Estier, alors député européen, publie bien une tribune hostile à la décision du président Valéry Giscard d’Estaing de s’opposer à l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté européenne, mais ce texte n’a rien de surprenant et correspond à son engagement politique au sein de l’opposition.

D’autres énigmes concernant Le Monde restaient encore à ce jour irrésolues. « Au moins un collaborateur parisien régulier du Monde pendant les années 1970, “KRON”, est classé comme agent du KGB », notaient Mitrokhine et Andrew dans Le KGB contre l’Ouest, sans toutefois préciser le nom de cet inconnu. Le terme de « collaborateur régulier » est un peu exagéré, mais, de fait, cet homme extérieur au journal avait bien ses entrées à la rédaction et publiait parfois des tribunes. Son nom ? Mozaffar Firouz (1906-1988). A son sujet, le KGB indique : « Dans les années 1970, a été utilisé dans AM [mesures actives] sur l’Iran, a publié des articles dans les magazines “Messager” et “Canard enchaîné” sur les thèses du KGB et s’est exprimé à la radio française pour critiquer la politique américaine en Iran. »

Vérification faite, Mozaffar Firouz, alias « KRON », n’a publié dans nos colonnes que trois tribunes sur l’Iran, en 1971, en 1978 et en 1979. Issu de la dynastie royale qadjar, ce prince recruté en 1945 par les Soviétiques fut, en 1946, conseiller de Ghavam Os-Saltaneh, alors premier ministre iranien. La même année, il obtint le poste d’ambassadeur à Moscou, puis il partit en Suisse, en 1947, où il fut chargé, d’après les archives, de couvrir « l’émigration iranienne ». En 1979, le KGB l’exclut de son réseau d’agents, lui reprochant son manque d’assiduité. Mort en 1988, Mozaffar Firouz est enterré au cimetière du Père-Lachaise, à Paris.

Se faire « briller » aux yeux de Moscou

Dans leur livre de 1999, Mitrokhine et Andrew avaient omis la mention d’une collaboratrice du Monde apparaissant sous le nom de code de « Marietta ». Les archives la présentent d’abord comme un « agent des services secrets bulgares », puis ajoutent que, en avril 1979, ces derniers ont proposé aux « grands frères » soviétiques d’utiliser également ses services. Nous avons identifié cette femme : il s’agit de Martine Rossard, une journaliste expérimentée, qui, d’après les mêmes documents, aurait transmis « des informations orales et écrites sur l’économie et la politique ».

Pour comprendre dans quelles circonstances, il faut revenir en 1975. A l’époque, Martine Rossard est la correspondante à Alger de plusieurs organes de presse, dont le quotidien Le Matin de Paris, puis l’agence Associated Press, et enfin Reuters. De septembre 1980 à octobre 1981, elle assure également l’intérim du correspondant du Monde en Algérie, Daniel Junqua, quand celui-ci est indisponible. A l’automne 1981, elle sera expulsée d’Algérie sous un prétexte fumeux.

Quand nous la rencontrons à Paris, en septembre 2024, Martine Rossard se dit stupéfaite d’apprendre que son nom apparaît de la sorte dans ces archives. « J’étais assez copine avec le correspondant de l’agence de presse bulgare, se souvient-elle, un des rares correspondants de l’Est fréquentable, et il parlait français. Il m’a demandé, un jour, de faire un papier sur l’économie, sur des choses que j’avais déjà écrites. Après, comment ça a été utilisé, je n’en sais rien. Mais le KGB ! Le KGB ! C’est dingue et effrayant ! C’est tellement ténu, la relation que j’ai eue avec lui. »

Cette ancienne militante féministe disposait alors d’un réseau de sources de haut vol, notamment un membre du pouvoir algérien et des diplomates étrangers. « A tel point, relève-t-elle, que le président de la chambre de commerce à Alger m’a dit un jour qu’il pensait que je travaillais pour les services algériens ! » Pour Daniel Junqua, cette histoire d’espionnage imputée à Martine Rossard est « aberrante et de la plus haute fantaisie ». Les agents des services soviétiques auraient-ils tenté, en glissant son nom dans leurs dossiers, de se faire « briller » auprès de leur direction ? L’hypothèse n’est pas à exclure, sur ce cas comme sur d’autres.

Les archives du KGB transmises par Mitrokhine font également apparaître, de manière furtive, des noms de journalistes ayant marqué l’histoire du Monde. Cette fois, pas de noms de code, comme dans le cas de « KRON » ou d’« Avron », ni de précision sur la nature de leurs liens supposés avec Moscou. Leur identité surgit au détour de la description d’une action de propagande et de désinformation, sans que l’on sache si cela est dû à une forme de compromission, au fruit d’une proximité idéologique sans lien avec le KGB ou à un concours de circonstances.

C’est le cas d’Edouard Sablier (1920-2006), au Monde de 1945 à 1962, chargé du monde arabe. Gaulliste intransigeant, il a claqué la porte à la suite des prises de position critiques du quotidien contre le général de Gaulle. Il est ensuite devenu homme de radio, notamment à la BBC ou à Radio-Canada, avant de gravir les échelons hiérarchiques de la télévision française, jusqu’à son sommet, à l’ORTF. « En 1980, note Mitrokhine, 287 AM [mesures actives] ont été organisées en France, dont 99 publications, 79 conversations d’influence, 59 attaques verbales, 2 rassemblements, 6 discours lors de réunions, des tracts, 2 actions documentaires. [A] pris part aux mesures actives (…) un commentateur de la radio française, E. Sablier. » On n’en saura pas davantage.

Emprise idéologique

Autre nom cité : celui de Claudine Escoffier-Lambiotte, un pilier du journal. Très proche d’Hubert Beuve-Méry, elle a dirigé la rubrique médicale du Monde de 1956 à 1988. Titulaire de plusieurs doctorats de médecine, elle a, notamment, créé la Fondation pour la recherche médicale, été administratrice de l’Association pour le développement de l’Institut Pasteur ou encore membre du Centre d’anthropologie médicale du Collège de France. Les archives Mitrokhine ne mentionnent son nom qu’à une reprise, ce qui n’en fait pas pour autant une espionne. Une anecdote, tout de même : pour ses obsèques, en 1996, elle avait demandé que soit diffusée L’Internationale en russe.

Jean Planchais (1922-2006), lui, n’est pas mentionné dans les archives Mitrokhine, mais il a vivement intéressé les Soviétiques. Embauché au Monde en 1945, il fut pendant vingt-cinq ans le spécialiste incontesté de la rubrique « défense », avant de prendre du galon et de devenir conseiller de la direction jusqu’à son départ, en 1987. Dès les années 1950, il a des contacts fréquents avec le général Alfred Gruenther, membre de l’état-major de l’OTAN en Europe, dont le siège est alors à Paris, et sympathise avec son interprète, le colonel Vernon Walters, futur attaché militaire à Paris (1967-1972), puis directeur adjoint de la CIA (1972-1976). Si l’on ajoute que Jean Planchais était vice-président des journalistes accrédités à l’OTAN, et qu’il interrogeait tous les généraux américains de passage, on conçoit que le KGB se soit intéressé à lui.

Dans son livre Un homme du « Monde » (Calmann-Lévy, 1989), Jean Planchais lui-même a raconté qu’un correspondant de l’agence de presse officielle soviétique Tass, puis un attaché militaire adjoint yougoslave l’avaient approché, mais qu’il avait flairé le piège. En revanche, il ne dit rien de ses contacts avec la Tchécoslovaquie, dont le renseignement l’avait fiché, sans doute à son insu, sous le numéro 26292.

Qui a manipulé Bloch-Morhange ?

Le chercheur tchèque Jan Koura, professeur à l’université Charles de Prague, a indiqué au Monde que « le nom de Planchais n’est mentionné que dans un seul sous-dossier en tant que personne présentant un intérêt pour le StB, sans autre détail ». Si, d’aventure, un tel profil avait été véritablement recruté par le StB, nul doute que le KGB aurait cherché à en profiter.

N’y a-t-il donc pas eu, au Monde, d’agents rémunérés par le KGB ? Pour l’heure, nous n’avons trouvé aucune trace de rémunération. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Ilya Djirkvelov, ancien secrétaire général de l’agence de presse Tass, qui a fait défection en Grande-Bretagne, en 1980, a dit un jour avoir assisté à une conférence sur la désinformation présidée par Mikhaïl Souslov, poids lourd du Politburo et chef redouté de la propagande du régime communiste.

Alors que des responsables se plaignaient du manque de moyens pour recruter des journalistes, il donnait, selon Djirkvelov, l’exemple du Monde, comme vecteur de désinformation qui ne coûtait rien. Une manière de dire que le journal était, à ses yeux, si proche des thèses de Moscou qu’il n’y avait nul besoin de payer ses journalistes pour en faire la promotion.

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Archives du StB, le service de sécurité du régime communiste tchécoslovaque. ARCHIVES DU STB

Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine le disaient aussi, en 1999, dans Le KGB contre l’Ouest. « L’ampleur de la partialité des reportages du Monde au cours des années 1970 reste controversée (…). Les dossiers du KGB apportent toutefois un certain soutien aux accusations de partialité prosoviétique formulées par les détracteurs du Monde. »

A l’époque, le quotidien était partagé entre « neutralistes », comme Hubert Beuve-Méry, qui se méfiaient de la puissance américaine et voulaient maintenir un équilibre avec l’URSS, et « atlantistes », à l’instar de Jacques Amalric, chef du service international (1977-1990), qui fut suffisamment longtemps correspondant à Moscou pour savoir ce que cachait le régime.

Dans leur ouvrage, Andrew et Mitrokhine relevaient l’emprise idéologique de Moscou sur le journal : « Au cours des années 1970 et au début des années 1980, la “résidence” de Paris [le bureau du KGB en France] a affirmé avoir influencé des articles du Monde sur, entre autres, la politique américaine en Iran, l’Amérique latine, le bicentenaire des Etats-Unis, les dangers de l’influence américaine en Europe, la menace d’une Europe supranationale, les plans américains pour la bombe à neutrons, les causes de la tension Est-Ouest et la guerre en Afghanistan »…

La question de la porosité du Monde s’est posée au grand jour avec l’affaire du « rapport Fechteler ». Ce document, censé être de la main de l’amiral américain William Fechteler, patron de l’US Navy, est publié sur une pleine page, le 10 mai 1952, et annoncé en une du quotidien par le rédacteur en chef André Chênebenoit (1895-1974) comme paraissant « présenter de sérieuses garanties d’authenticité ». Le document en question lui a été remis par Jacques Bloch-Morhange, un personnage trouble, gaulliste anticonformiste, alors chargé d’une lettre confidentielle, qui assure que le rapport secret a été intercepté par les Britanniques et qu’il a pu en faire une copie.

Le texte fait l’effet d’une bombe : l’amiral y estime que l’Europe ne pourrait pas être défendue en cas d’agression soviétique et qu’il faudrait s’appuyer sur les pays arabes pour préparer sa reconquête. Autant dire qu’il s’agit de la preuve, pour certains, au journal, du bien-fondé de la ligne neutraliste défendue par Le Monde. Les Américains et les Britanniques, eux, sont persuadés que c’est un faux.

« Renforcer “Tsunami” »

Le journal d’Amsterdam Algemeen Handelsblad révèle que c’est un copier-coller à peine actualisé d’un article d’un obscur officier de la marine américaine, publié, en septembre 1950, dans une revue navale. Pour Winston Churchill, le premier ministre britannique, ces allégations montrent la volonté de diviser les pays de l’OTAN et d’affaiblir l’Europe.

Le directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, refuse de s’excuser, restant « persuadé que le “rapport Fechteler” représentait au moins une tendance de la politique extérieure américaine », a assuré, dans ses écrits, Jean Planchais. Qui a manipulé Bloch-Morhange ? Les avis ont varié. Pour certains, les services anglais ou américains. Pour d’autres, le KGB. Les archives Mitrokhine consultées ne parlent pas du « rapport Fechteler », mais elles évoquent la mesure active dite « Tsunami », dont l’objet était d’« organiser une réaction publique favorable dans les pays européens, afin d’exposer les projets des USA en Europe ».

On découvre qu’il y a eu, au moins, quatre campagnes « Tsunami » en Europe, étalées sur près de quinze ans, jusque dans les années 1970. Les opérations visent, à chaque fois, grâce à de faux documents, à « affaiblir la position américaine en Europe occidentale ». Les directives du KGB sont claires : « Renforcer “Tsunami” en fabriquant et en rendant public un document du commandement américain en Europe “plan-10-1” pour l’utilisation par les USA du territoire des pays européens dans ses plans militaires et stratégiques. » Jusqu’à sa mort, en 1989, Bloch-Morhange n’a jamais fait la lumière sur cette affaire.

Le Monde n’a, parfois, pas eu besoin qu’on le pousse pour relayer des thèses véhiculées par le KGB ou le PCF, en qualifiant, notamment, l’écrivain russe dissident et Prix Nobel Alexandre Soljenitsyne de « réactionnaire, dévot, anticommuniste, renégat ». Le 3 juillet 1975, en une du quotidien, Bernard Chapuis assure même que « Soljenitsyne regrette que l’Occident ait soutenu l’URSS contre l’Allemagne nazie lors du dernier conflit mondial » et le compare à Pierre Laval, le chef de la collaboration pendant l’Occupation. Quelques semaines plus tard, Le Monde admettra avoir mal interprété les propos de l’écrivain.

Tout au long de la guerre froide, la ligne neutraliste du quotidien et de son fondateur, Hubert Beuve-Méry, fut dictée par le souvenir, alors qu’il vivait à Prague, de l’abandon de la Tchécoslovaquie par les Occidentaux, lors des accords de Munich, en 1938. Cela suffit-il à faire du Monde un repaire du KGB ? De grandes plumes ont quitté la rédaction en raison d’une ligne trop favorable à Moscou, d’autres parce qu’elle ménageait trop les Etats-Unis.

Reste une question subsidiaire : si la pression du KGB sur notre rédaction était si forte pendant la guerre froide, pourquoi les autorités françaises ont-elles laissé faire ? Interrogé, Raymond Nart, figure du contre-espionnage, qui a consacré l’essentiel de sa carrière à traquer les taupes de Moscou en France, livre sa réponse : « On ne travaillait pas sur les journalistes, on cherchait les traîtres au sein de l’appareil de l’Etat ; à partir du moment où la presse est libre et qu’on peut écrire n’importe quoi, c’est la loi du genre, on considérait que c’était une perte de temps. »

 

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il y a 59 minutes, olivier lsb a dit :

Une étrange présentation des choses. Le Monde s'attaque aux soupçons et aux faisceaux d'indices concordant, autour de la qualification supposée "d'agents" de certains de ses journalistes, durant la guerre froide. Si la participation active (consciente ou pas) des précédents cas évoqués dans la recherche, au sein du personnel politique ou bien encore à la DST, fait assez peu de doute, le cas des journalistes ici évoqué est pour le moins surprenant.

Entre minimisation, fierté de n'avoir pas été acheté (sans nier le soutien, souvent passif, de certains des narratifs du Kremlin), et enquête assez peu curieuse sur les cas les plus suspects, le traitement du Monde des suspicions de coopération avec le KGB de son personnel, tranche assez franchement avec l'enquête mea culpa qu'avait réalisée l'Express sur Grumbach en 2024. Le journaliste ne cache pourtant pas l'étroitesse du positionnement politique du journal sur certaines thématiques avec les prises de positions de Moscou à l'époque, ni que cela servait des actions de propagande. Une défense en ni-ni en guise de conclusion, que je trouve personnellement assez peu convaincante ni vraiment à la hauteur des responsabilités d'un journal, face au risque de manipulation et d'instrumentalisation de son autorité par des professionnels de la subversion. 

Partie 4/5 

https://www.lemonde.fr/histoire/article/2025/01/02/quand-le-kgb-s-interessait-au-monde_6478486_4655323.html

Tu oublies le plus important.

Le fait que ça sorte maintenant alors que Le Monde est sous le feu des critiques pour les dérives d'une partie de sa rédaction.

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il y a 45 minutes, Patrick a dit :

Tu oublies le plus important.

Le fait que ça sorte maintenant alors que Le Monde est sous le feu des critiques pour les dérives d'une partie de sa rédaction.

Le feu des critiques de C8 ?

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Il y a 11 heures, olivier lsb a dit :

Entre minimisation, fierté de n'avoir pas été acheté (sans nier le soutien, souvent passif, de certains des narratifs du Kremlin), et enquête assez peu curieuse sur les cas les plus suspects, le traitement du Monde des suspicions de coopération avec le KGB de son personnel, tranche assez franchement avec l'enquête mea culpa qu'avait réalisée l'Express sur Grumbach en 2024.

En première lecture, l'article ne m'a pas donné cette impression. On ne peut pas blâmer l'auteur si dans les archives il n'a pas trouvé d'agents au Monde avec des infos "béton" montrant qu'ils étaient conscients de ce statut - par exemple une rémunération ou des actions spécifiques.

Bon, d'accord que dans le cas de « Marietta » il avance l'hypothèse la plus confortable, sans évoquer la plus gênante : un ancien agent peut très bien mentir aujourd'hui et prétendre qu'il n'en était pas un. Mais sans plus d'infos pour trancher, difficile de suggérer cela, aussi bien moralement que légalement.

Au passage, l'affaire de la (très probable) mesure active avec le faux rapport de William Fechteler n'est vraiment pas à l'avantage du Monde.

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Il y a 2 heures, Rob1 a dit :

En première lecture, l'article ne m'a pas donné cette impression. On ne peut pas blâmer l'auteur si dans les archives il n'a pas trouvé d'agents au Monde avec des infos "béton" montrant qu'ils étaient conscients de ce statut - par exemple une rémunération ou des actions spécifiques.

Bon, d'accord que dans le cas de « Marietta » il avance l'hypothèse la plus confortable, sans évoquer la plus gênante : un ancien agent peut très bien mentir aujourd'hui et prétendre qu'il n'en était pas un. Mais sans plus d'infos pour trancher, difficile de suggérer cela, aussi bien moralement que légalement.

Au passage, l'affaire de la (très probable) mesure active avec le faux rapport de William Fechteler n'est vraiment pas à l'avantage du Monde.

C'est pas tant l'affaire du faux rapport Fechteler qui m'a gêné, la manipulation était potentiellement bien faite et les possibilité de recouper de l'information plus limitée à l'époque qu'aujourd'hui, pour plein de raisons. S'il avait été vrai, il eut été normal de le publier. Je trouve que le journaliste passe un peu vite sur André Fontaine, qui rapporte des propos d'un conseiller du président Kennedy à un contact de l'ambassade de Pologne, propos certainement obtenu du fait de son statut de chef de service dans un grand journal, après s'être vu offrir un tableau par le même Polonais... Très limite. 

Les deux pseudonymes d'agents inscrits dans les archives Mitrokhine, "André" et "Avron" n'ont toujours pas été découvert, et même si on peut soupçonner une erreur dans les dates de naissance ou d'activité, les calibres des personnage (chef de service politique au Monde pour Avron) devraient les rendre relativement faciles à identifier. 

Effectivement, le talent n'est pas non plus zélé sur "Marietta". C'est en çà que l'article m'a laissé sur ma faim, d'autant plus que le journaliste suggère en creux qu'il n'était pas besoin de rémunérer au Monde des agents, pour obtenir une forme de collaboration (et c'est à mon avis, le principal aveu de culpabilité de l'article).

N’y a-t-il donc pas eu, au Monde, d’agents rémunérés par le KGB ? Pour l’heure, nous n’avons trouvé aucune trace de rémunération. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Ilya Djirkvelov, ancien secrétaire général de l’agence de presse Tass, qui a fait défection en Grande-Bretagne, en 1980, a dit un jour avoir assisté à une conférence sur la désinformation présidée par Mikhaïl Souslov, poids lourd du Politburo et chef redouté de la propagande du régime communiste. Alors que des responsables se plaignaient du manque de moyens pour recruter des journalistes, il donnait, selon Djirkvelov, l’exemple du Monde, comme vecteur de désinformation qui ne coûtait rien. 

Les collaborations ont donc existé, le même journaliste en a fait la preuve dans la recherche, à la DST ou au sein du personnel politique dans les précédents articles: mais au Monde, circulez il n'y a rien à voir. Un peu facile.

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il y a 42 minutes, mgtstrategy a dit :

@olivier lsb: pourquoi tu dis que le sdece etait completement penetré par les russes? 

J'imagine qu'il fait allusion aux enquêtes autour du réseau Saphir, qu'Anatoli Golitsine avait dénoncé après sa défection en décembre 1961.

Mais c'est une sale affaire, où les autorités françaises se sont ingéniées à semer beaucoup de b**del (pour être poli) et où on a clairement pas pris la mesure du problème potentiel.

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Il y a 11 heures, Ciders a dit :

J'imagine qu'il fait allusion aux enquêtes autour du réseau Saphir, qu'Anatoli Golitsine avait dénoncé après sa défection en décembre 1961.

Mais c'est une sale affaire, où les autorités françaises se sont ingéniées à semer beaucoup de b**del (pour être poli) et où on a clairement pas pris la mesure du problème potentiel.

L'affaire Martel en effet et la défection de Thyraud de Vosjoli (on le sait très peu en France, mais c'est l'unique cas connu de défection d'un officier du SDECE / DGSE vers les Etats-Unis), les conditions du recrutement de Vetrov par la DST plutôt que le SDECE, l'affaire des généraux, le fait qu'on avait très peu, sinon pas d'agent recruté en URSS (jusqu'à Mitterrand ironiquement). 

Jirnov dit pas autre chose au sujet du SDECE et son infiltration par des taupes de l'URSS, mais c'est toujours politiquement qu'il a été compliqué de l'admettre, de le révéler et d'enquêter dessus. 

https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=22675

Sinon, pourquoi discuterait on maintenant du contenu d'archives portées à la connaissance de nos services il y a déjà plus de trente ans, au sujet d'affaires ou d'agents parfois connus (parfois pas) depuis le début ? 

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Autant le choix de recruter des journalistes du Monde par le KGB, selon Le Monde, n'aurait pas été d'une grande utilité pour ces services. Autant celui de cibler l'AFP relève du génie visionnaire, qu'il conviendra d'exposer assidûment. Ainsi pourrait-on résumer, non sans une certaine justesse sur le fond, la façon dont le Monde présente le travail des services soviétiques chez les confrères. Basse perfidie ou litige commercial mesquin ? Difficile de savoir ce qui se cache derrière une enquête si peu confraternelle. N'allez pas croire un instant qu'il en va de l'éthique du journalisme: on ne s'attaque qu'exceptionnellement entre collègues, qui sait de quoi l'avenir sera fait... 

La nature des observations et des conclusions du journal ne font que renforcer les propos que je tenais sur l'article précédent, au sujet de ce travail de recrue au sein même des effectifs du Monde: il y a un intérêt réel et certain à recruter des journalistes, qui, sous le couvert d'une profession saine pour les démocraties, quoique dénués de pouvoir officiel, ont un ensemble d'accès à des personnalités et d'information consolidée, faisant de ces personnes des cibles de choix. 

De l'intérêt de payer pour de l'information: si c'est bon pour les soviétiques qui ne comprennent rien à nos sociétés, ce ne peut être nocif pour nos concitoyens. 

https://www.lemonde.fr/histoire/article/2025/01/03/l-agence-france-presse-une-cible-de-choix-pour-le-kgb_6480026_4655323.html

Citation

L’Agence France-Presse, une cible de choix pour le KGB

Par Jacques Follorou Publié le 03 janvier 2025 à 16h00, modifié le 04 janvier 2025 à 01h28

Enquête« Guerre froide, le temps des “taupes” » (5/5). Entre 1956 et 1982, le renseignement soviétique avait recruté comme agents six journalistes de l’Agence France-Presse, une structure-clé dans la diffusion de l’information.

Place de la Bourse, à Paris, face aux colonnes du Palais Brongniart se dresse un autre bâtiment chargé d’histoire : le siège de l’Agence France-Presse (AFP). Des générations de journalistes ont travaillé ici, et d’autres continuent de s’y activer pour envoyer leurs dépêches aux médias du monde entier. Ils étaient quelques centaines lorsque l’AFP s’est installée dans ces murs, en 1944 ; ils sont aujourd’hui près de 2 000, répartis en France et à l’étranger.

Du temps de la guerre froide, cette omniprésence discrète et ce rôle central dans la diffusion de l’information faisaient de l’agence une cible prioritaire du renseignement soviétique. Les archives du KGB transmises en 1992 aux Britanniques après la chute de l’URSS par le transfuge Vassili Mitrokhine livrent aujourd’hui des informations inédites sur le niveau de pénétration des espions de Moscou au sein de l’AFP. Les notes Mitrokhine, que Le Monde a pu consulter à Cambridge, en Angleterre, nous apprennent en effet que le KGB avait recruté six journalistes de l’AFP comme agents entre 1956 et 1982. Les noms de trois d’entre eux peuvent être révélés.

Le plus capé, toujours élégant, faussement nonchalant, a marqué la mémoire de l’entreprise par les hautes fonctions qu’il a occupées. Son nom était Francis Lara. Né le 3 août 1925, à Paris, il a grandi dans le monde de la presse. Son père, René Lara, fut directeur du Gaulois, quotidien de la noblesse et de la grande bourgeoisie ayant fusionné avec Le Figaro dans l’entre-deux-guerres. Licencié en anglais, il est embauché à l’AFP en 1946. Commencée en bas de l’échelle, sa carrière s’achèvera au sommet, lorsqu’il cumulera, en 1982, les fonctions de patron de l’information et d’adjoint du PDG de l’agence.

Nom de code « Sidor »

Conducteur de char au sein du 12e régiment de chasseurs d’Afrique, fondu, en 1943, à la 2e division blindée (DB) du général Leclerc, Francis Lara est à Paris, le 23 août 1944, pour la libération de la capitale. Lorsque des miliciens ouvrent le feu du haut des toits de l’avenue Kléber, il plonge sous un blindé et percute un homme corpulent, vêtu de kaki, qui lui dit : « Je suis Hemingway. Et vous ? » Quand Lara se marie, le 15 septembre 1951, à Villiers-sur-Loir (Loir-et-Cher), rapporte la chronique locale, l’orchestre de la commune joue la Marche de la 2e DB.

Pour son premier poste à l’étranger, l’AFP l’envoie à Londres, puis, le 1er juin 1954, l’affecte à Hongkong, d’où il couvre la Chine. C’est à cette époque que le KGB le repère et lance une manœuvre de recrutement. Il est enregistré, en 1956, sous le nom de code « Sidor ». Les archives Mitrokhine ne détaillent pas ses motivations. Sont-elles idéologiques, financières, ou le fruit d’un chantage ? Livre-t-il des documents ? Seulement des confidences ou des conseils sur d’autres recrutements ? A-t-il une pensée pour la révolution hongroise, écrasée en 1956 par les chars soviétiques, au moment où il accepte de travailler pour Moscou ? Une chose est sûre : l’homme de l’AFP à Hongkong a accès à nombre de sources officielles et se déplace dans toute la région, de l’Asie du Sud-Est à l’Extrême-Orient.

Alors que Mao Zedong et le Parti communiste chinois ont fini d’asseoir leur pouvoir sur le pays, Hongkong est le passage obligé des Occidentaux pour accéder à la Chine. Lara et son épouse deviennent les intimes de quelques célébrités. Les écrivains Joseph Kessel et Jean Lartéguy sont des habitués de la maison où ils débattent, jusqu’à tard, du communisme, du déclin du système colonial ou de leurs souvenirs de la seconde guerre mondiale. On y croise Mag Bodard, correspondante du magazine Elle en Indochine, future productrice de cinéma et épouse de Lucien Bodard, un autre baroudeur littéraire, puis de Pierre Lazareff, patron du quotidien France-Soir. Le reporter de guerre et cinéaste Pierre Schoendoerffer, prisonnier lors de la bataille de Dien Bien Phu, vient aussi y dîner.

En avril 1960, Francis Lara quitte l’Asie pour diriger le bureau de l’AFP à Washington. Le renseignement soviétique ne peut que se réjouir d’une telle destination, une place de choix chez son meilleur ennemi américain. Il entame son séjour avec la présidence de John Fitzgerald Kennedy, qui se termine dans le sang, en novembre 1963. Avant cette fin tragique, le couple Lara se rend régulièrement à la Maison Blanche à l’invitation du président américain et de son épouse, Jackie. Le KGB est peu disert sur l’activité de « Sidor » aux Etats-Unis, mais une telle proximité avec la tête de la première puissance mondiale ne peut pas le laisser insensible.

En 1971, à la suite d’un conflit avec son supérieur hiérarchique, Francis Lara s’envole pour le Brésil, où il devient chef du bureau de l’AFP à Rio de Janeiro, jusqu’en 1973. De retour au siège, à Paris, il gravit tous les échelons de la hiérarchie. On ne dispose d’aucun détail sur le contenu des échanges avec ses officiers traitants du KGB. Fournit-il des documents ? Reçoit-il de l’argent en contrepartie ? On ne sait pas. Mais, depuis Hongkong et les Etats-Unis, le rituel des contacts semble bien rodé. Selon les modalités fournies par les archives Mitrokhine pour ce type d’agent, des officiers soviétiques, agissant sous couverture diplomatique ou en qualité de membres de la représentation commerciale soviétique, se relaient auprès de lui pour recueillir ses confidences.

Revenu à Paris, il poursuit son activité de traître et livre ce qu’il sait sur la vie politique et diplomatique française. Ce ne sont pas les archives du KGB qui l’affirment, mais Raymond Nart, figure historique de la direction de la surveillance du territoire (DST), chargée du contre-espionnage français et de la traque des « taupes » du KGB en France. Il se souvient bien de Francis Lara : « Je l’ai rencontré, entre 1974 et 1979, une dizaine de fois. C’était un homme intelligent, nuancé et très habile, avec qui je me souviens avoir parlé de La Dame de pique, de Tchaïkovski, un opéra alors représenté à Paris. »

Suspecté de double jeu

Lara, en effet, a été pris dans les radars de la DST, qui surveillait toutes les relations françaises des diplomates soviétiques, à Paris et sur tout le territoire. « On l’a aperçu au contact d’un membre de l’ambassade, j’ai voulu en savoir plus et nous avons discuté », confie Raymond Nart. Selon lui, Lara a rendu compte au KGB de ses rendez-vous avec le contre-espionnage français. Une décision qui a produit l’effet contraire à celui escompté et fait de lui un suspect aux yeux de Moscou. La preuve : la découverte dans les archives Mitrokhine d’une notule, non datée, faisant, d’un coup, état de doutes du KGB quant à la loyauté de « Sidor », « soupçonné de travailler pour la DST ». Autrement dit, il est alors suspecté de jouer un double jeu.

Pourtant, selon Raymond Nart, leurs échanges réguliers ne faisaient pas de Lara un véritable agent double. « Il a admis avoir été en relation avec ce diplomate soviétique, mais nullement avoir été une “taupe” du KGB, et n’a rien dit de l’ancienneté de ses liens, même si je pense qu’il devait surtout s’en tenir à des décryptages d’ordre général. Pour nous, le but était que l’ambassade soviétique sache que nous convoquions toutes les personnes qui venaient à son contact, pour que la méfiance s’installe à leur égard. » Objectif atteint.

En 1985, Francis Lara abandonne toute fonction hiérarchique au sein de la direction de l’AFP, à Paris, et prend la tête du bureau de l’agence à Rome ; son dernier poste. On ne connaît pas la raison de ce choix. Raymond Nart assure que la DST n’est pour rien dans cette décision et n’avait pas informé l’AFP de ses soupçons. L’actuelle direction de l’agence, que Le Monde a sollicitée, assure que cette destination est traditionnellement réservée aux parcours les plus méritants, un Graal de fin de carrière, un bâton de maréchal, ce qui laisserait penser que la DST n’a, en effet, pas informé la hiérarchie de Lara. Francis Lara décède à Paris, le 20 décembre 1991, avec ses secrets. Sollicitée, sa famille n’a pas répondu aux messages du Monde.

Francis Lara savait-il qu’il y avait d’autres « taupes » du KGB dans l’agence de presse ? Les archives Mitrokhine assurent, comme l’a indiqué l’hebdomadaire L’Express, que Moscou avait aussi recruté, en 1969, Jean-Marie Pelou, alias Lan, dans des documents également consultés par Le Monde. Cet homme né en 1920 dirige alors le service politique de l’AFP, un poste en vue qui offre un accès unique aux dirigeants français. Lorsqu’il est contacté par les espions de Moscou, il ne comprend pas tout de suite qu’il s’agit du renseignement soviétique.

Son recruteur, un certain « Dijon », membre de la section technique et scientifique du KGB, se présente à lui comme un homme d’affaires italien travaillant pour la société Olivetti. Il parvient à convaincre Jean-Marie Pelou de lui livrer des informations confidentielles sur le gouvernement et la vie politique. En contrepartie, le journaliste reçoit 1 500 francs par mois, d’après les archives.

A-t-il eu des doutes sur la destination réelle de ses informations ou sur la véritable identité de « Dijon » ? L’énigme demeure. Dans les documents, le KGB livre quelques détails sur son agent Lan, notamment qu’il travaille principalement, sinon exclusivement, en France. Avant d’être le patron du service politique de l’AFP, Jean-Marie Pelou a exercé pour l’AFP à l’Elysée, sous la présidence de René Coty, puis celle du général de Gaulle. Il disposait là d’un bureau, ce qui faisait de lui un observateur privilégié du pouvoir.

« Payé pour tout savoir et ne rien dire »

Mais Jean-Marie Pelou n’a pas connu que Paris. De 1947 à 1953, il fut correspondant de l’AFP en Indochine, un séjour qui lui ouvrira les yeux sur les guerres postcoloniales, dira-t-il à son frère François, autre figure de l’agence de presse, premier journaliste français arrivé à Dallas, au Texas, au lendemain de l’assassinat du président Kennedy, et en première ligne lors de l’offensive du Têt à Saïgon, en janvier 1968.

En 1979, dix ans après l’avoir recruté, le KGB s’inquiète peu à peu de la rentabilité de son investissement. Aux yeux du service, Pelou en fait trop peu et se contente de fournir « un matériel qui n’est pas qualitativement différent de celui publié dans la presse ». La décision est prise de rompre tout contact avec lui. Les documents consultés ne permettent pas, cependant, de savoir si le correspondant de l’AFP a découvert ou non le vrai visage de celui qui le rémunérait.

Jean-Marie Pelou prend sa retraite en 1983, après deux années passées à la direction de l’agence, et décède, le 9 octobre 2005, à son domicile de Sucy-en-Brie (Val-de-Marne). Selon L’Express, son petit-fils, confronté à la présence du nom de son grand-père dans les archives du KGB, s’est souvenu qu’il répétait avoir fait « le plus beau métier du monde », en ajoutant : « Je suis payé pour tout savoir et ne rien dire. »

L’AFP comptait un autre agent ayant également travaillé en Asie. Son nom ? Joël Henri, alias « Jacques ». D’après les archives, son recrutement date de 1964, alors qu’il est en poste à Vientiane, au Laos. Lui sait à qui il parle. Son recruteur ne se cache pas derrière une fausse qualité ou identité – « sous faux drapeau », en langage d’espion. Son premier contact est d’ailleurs un officier soviétique, le premier d’une longue liste.

Les archives Mitrokhine révèlent qu’il a eu, tout au long de sa collaboration avec le KGB, sept « contrôleurs » successifs, des agents traitants chargés de le guider, de le solliciter, de le conseiller et, surtout, de recueillir ses informations. Le KGB n’entre pas dans le détail des échanges. Donne-t-il aussi des conseils sur de possibles recrues parmi les personnes, officiels, journalistes, qu’il côtoie ? Tente-t-il de débusquer des manœuvres des services secrets occidentaux contre ceux de Moscou ? Les archives restent muettes et ne sont pas plus loquaces sur une possible rémunération des services rendus.

Au début des années 1970, Joël Henri est à Hanoï (capitale du Nord Vietnam, sous contrôle communiste). Il y restera jusqu’en mai 1972. Le KGB signale ensuite qu’il se trouve, en 1973, au bureau de l’AFP de Bamako, au Mali, d’où il poursuit son travail pour le renseignement soviétique. Les archives ne livrent toujours aucune précision sur le contenu de sa collaboration. En 1974, le voici de retour en Asie, cette fois comme directeur du bureau de Bangkok, en Thaïlande. Quatre ans plus tard, rentré à Paris, il accède à la direction du développement, avant de partir en Inde en qualité de directeur du bureau de New Delhi, en avril 1981. Est-il toujours au service du KGB ? Impossible de le savoir. Il est aujourd’hui décédé. Le Monde n’a pas trouvé trace de proches souhaitant réagir.

« Pierre » et « Joseph », « contacts confidentiels »

L’histoire de l’infiltration de l’Agence France-Presse est loin d’être close. Si l’on en croit les archives du KGB, il reste à mettre des visages sur trois autres agents cités par Mitrokhine par leurs seuls noms de code. Le premier, un certain « Misha », a été recruté lors d’un séjour en URSS en 1965, mais il est impossible de connaître la nature et la durée de son activité. Le second, un certain « Marat », a été traité par les officiers du KGB à Paris et à l’étranger de 1973 à 1982. Le troisième, « Grinin », est inscrit en 1982 en qualité d’agent, sans plus d’informations.

Enfin, Moscou disposait de deux « contacts confidentiels » au sein de l’AFP, « Pierre » et « Joseph », qui contribuaient à sa collecte d’informations et de secrets. On ne connaît pas l’ampleur des dégâts causés aux intérêts français, voire à la vie d’individus, en France et dans le monde, du fait de la compromission de ces journalistes.

Sollicitée par Le Monde, l’actuelle direction de l’AFP a ouvert ses portes, notamment à ses propres archives, et répondu aux questions concernant Francis Lara, Jean-Marie Pelou et Joël Henri. Elle assure n’avoir « pas eu connaissance des liens entretenus par trois de [ses] anciens journalistes avec le KGB » et ajoute que, « s’agissant de faits remontant à plus de quarante ans, aucun témoin de cette époque n’est encore salarié de l’agence et aucune trace de ces faits ne figure dans les archives de l’AFP ». Elle assure, enfin, que, depuis sa création, en 1944, « l’AFP et sa rédaction sont soumises à des règles éthiques et déontologiques qui prohibent naturellement toute forme de collaboration avec des services de renseignement, quels qu’ils soient ».

 

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